Chapitre 12
Quand un homme a dîné
sous votre toit et pris place au salon, il est plus difficile de le
jeter ensuite dans un étang.
Je n’eus d’autre choix que de me confier à Cyrus.
— C’est Kevin O’Connell que je devais voir, expliquai-je, je vous avais bien dit qu’il viendrait. Selim m’a transmis son message hier soir.
Je m’étais assise sur un tabouret pour déguster une tasse de thé, car j’estimais avoir droit à un petit remontant. Emerson, bien entendu, s’était immédiatement remis au travail. Cyrus ne l’avait pas suivi, il s’était installé à mes pieds sur le tapis, comme un guerrier vaincu, le visage caché dans les bras.
Je lui touchai doucement l’épaule du bout de mon pied.
— Ce qu’il vous faut, c’est une bonne tasse de thé.
Cyrus pivota sur lui-même et se redressa. Son visage était toujours empourpré, mais la teinte livide qu’il avait précédemment s’était quelque peu estompée.
— Je n’ai jamais été buveur, fit-il, mais je commence à comprendre comment on se retrouve alcoolique. Au diable le thé ! Où est la bouteille de brandy ?
Il plaisantait, bien sûr. Je lui tendis une tasse de thé.
— Aidez-moi de vos conseils, Cyrus. Que dois-je faire au sujet de Kevin ?
— Amelia, vous êtes la plus… Je n’ai jamais vu un tel… Vous… vous…
— Nous avons déjà eu cette discussion, Cyrus. Je vous l’ai dit : je suis désolée de vous avoir inquiété, mais comme vous voyez, tout finit bien. Nous avons capturé Mohammed. Un ennemi en moins ! Et dès que son nez cassé sera guéri, nous pourrons l’interroger et découvrir qui l’a engagé.
— Un de moins, répéta Cyrus, lugubre, combien en reste-t-il ? Si vous continuez à prendre de tels risques pour les attraper, mon cœur va lâcher. Votre lèvre saigne à nouveau, ma chère, je ne peux supporter cette vue.
— La chaleur du thé a dû rouvrir la plaie, murmurai-je en pressant ma serviette sur ma bouche. Ce n’est pas une blessure de guerre, vous savez, je… me suis juste mordue la lèvre.
Nous restâmes tous deux silencieux un moment, plongés dans des pensées bien différentes (du moins je le supposais). Enfin je me secouai et proposai vivement :
— Bon. Si nous en revenions à Kevin…
— Je l’estourbirais volontiers, cette petite canaille ! Sans lui… D’accord, Amelia, d’accord. Où est-il, et que voulez-vous que je fasse ?
Je résumai la situation.
— Donc, fis-je en conclusion, nous ferions bien de partir tout de suite.
— Maintenant ? se récria Cyrus.
— Bien sûr. En nous dépêchant, nous pourrons être de retour avant la nuit. Je ne prévois pas de nouvelle attaque dans l’immédiat, les hommes qui se sont enfuis n’ont guère eu le temps de signaler leur échec. Mais c’est difficile de marcher dans le noir.
— Allez-vous en parler à Emerson ? demanda Cyrus en reposant sa tasse, un sourire sarcastique aux lèvres.
— Non, pourquoi ? Il a déjà dû vous prévenir de ne pas me quitter des yeux.
— Ce n’était pas nécessaire.
Il n’avait pas besoin d’en dire plus ; son regard ferme et ses lèvres serrées proclamaient sa détermination. La suppression de la barbiche était vraiment une bonne chose. Il me faisait penser à ces shérifs forts et silencieux dont parlent les romans américains.
Il me laissa en promettant qu’il serait prêt dans cinq minutes. Il m’en fallut moins pour ranger le service à thé et boucler ma ceinture. Puis je pris dans ma poche l’objet que mes mains crispées avaient saisi sur le sol rocailleux de la tombe. Mon sens du toucher, affiné par des années d’expérience, m’avait permis de deviner, à la forme, qu’il ne s’agissait pas d’une pierre mais d’une chose façonnée par l’homme, et ce même instinct m’avait poussée à le glisser dans ma poche.
C’était une bague en faïence de mauvaise qualité, comme celles que j’avais trouvées dans le village d’ouvriers et ailleurs. Certaines portaient le nom du pharaon régnant, d’autres s’ornaient d’images de différents dieux. Celle-ci entrait dans la seconde catégorie. L’image était celle de Sobek. Le dieu crocodile.
*
* *
Cette fois, non seulement Cyrus, mais aussi deux de ses hommes m’accompagnaient. Tous étaient armés. Cette précaution me semblait inutile, mais les hommes aiment à marcher une arme à la main, en faisant jouer leurs muscles, et je ne voyais aucune raison de leur refuser ce plaisir innocent. Comme je l’avais prévu, le trajet se passa sans incident. Après avoir salué Selim, qui était sorti de sa cachette en nous apercevant, nous émergeâmes de la bouche de l’oued et marchâmes jusqu’à la maisonnette en briques de boue.
Kevin s’était installé très confortablement. Nous le trouvâmes à l’ombre devant la maison. Assis sur une sacoche à chameau, il lisait un roman à couverture criarde, un verre dans une main et une cigarette dans l’autre. Il fit semblant de continuer à lire jusqu’à ce que nous l’ayons presque rejoint, puis il sauta sur ses pieds avec un sursaut de surprise théâtral mais peu convaincant.
— Pour sûr, c’est un mirage que j’vois… une vision ravissante comme les houris du paradis musulman. Bonjour, ma très chère M’dame !
Quand il s’approcha de moi, le soleil enflamma ses cheveux et rougit ses joues hâlées. Les taches de rousseur, le nez en trompette, le sourire engageant et les grands yeux bleus évoquaient irrésistiblement l’image du jeune gentleman irlandais… et éveilla chez moi une impulsion irrésistible à laquelle je ne tentai point de résister. J’abattis mon ombrelle sur son bras tendu.
— Je ne suis pas votre très chère m’dame, et cet accent est aussi faux que vos protestations d’amitié !
Kevin recula en se frottant le bras et Cyrus, incapable de retenir son sourire, remarqua :
— Je croyais que vous comptiez le convaincre par la douceur. Si vous souhaitez le rouer de coups, mes hommes peuvent s’en charger.
— Mon Dieu, fis-je en baissant mon ombrelle. Dans l’émotion, j’ai bien peur d’avoir perdu de vue mes objectifs. Détendez-vous, Kevin, je ne vous frapperai plus. Sauf si vous me contrariez.
— Je ferai de mon mieux pour l’éviter, s’empressa de répondre Kevin, le serez-vous si je vous offre une chaise… ou plutôt une sacoche à chameau ? J’ai bien peur de ne pas avoir assez de sièges pour votre escorte.
Cyrus, d’un geste, avait déjà ordonné à ses hommes de prendre position de chaque côté de la petite maison, d’où ils pouvaient voir dans toutes les directions.
— Je resterai debout, fit-il sèchement.
— Vous vous souvenez de Mr Vandergelt, bien sûr, dis-je en prenant le siège qu’il m’offrait.
— Ah ! je savais bien que cette figure me disait quelque chose. C’était il y a longtemps, et tout d’abord je ne l’ai pas reconnu sans sa barbiche. Comment allez-vous, monsieur ? (Il s’apprêtait à tendre la main, mais se ravisa devant le regard sombre de Cyrus.) Et comment va le professeur ? J’espère qu’il est tout à fait remis de son… accident ?
— Vous, au moins, vous ne tournez pas autour du pot. Ce n’était pas un accident, vous le savez très bien. La malédiction des anciens dieux d’Égypte, avez-vous écrit. Vos lecteurs doivent commencer à se lasser des malédictions.
— Bon D… Je veux dire : non, madame, les lecteurs ne se lassent jamais des mystères et du sensationnel. Vous et moi, nous ne nous laissons pas avoir si facilement, et je serais ravi de rétablir la vérité si je connaissais les faits.
Il se tenait toujours le bras. Je savais parfaitement que Kevin aurait considéré un bras cassé, bien plus qu’une simple ecchymose, comme le juste prix à payer pour l’histoire qu’il désirait connaître. Je restai donc de marbre devant son regard douloureux et plein de reproche.
— Vous serez le premier à connaître les faits, je vous le promets, dès qu’ils pourront être rendus publics.
Le chenapan laissa échapper un croassement de bonheur.
— Ah ah ! Il existe donc des faits inconnus pour l’instant. Inutile de nier, Mrs Emerson, et cessez donc de mordiller cette adorable lèvre. Je connais déjà un fait qui ne manquera pas d’exciter l’imagination de mes lecteurs, car j’ai passé quelques journées instructives au Caire, à converser avec nos amis communs.
C’est une vieille astuce des journalistes et autres brigands que de prétendre savoir quelque chose pour pousser leur victime à l’admettre. J’éclatai d’un rire insouciant.
— Je suppose que vous voulez parler de l’incident du bal masqué. Ce n’était qu’une farce idiote…
— Cessons d’ergoter, Mrs Emerson, je veux parler de la perte de mémoire du professeur.
— Crénom ! Les seules personnes au courant avaient juré de garder le secret. Qui…
— Vous savez bien que je ne peux révéler mes sources.
Il me tenait, et le savait. Son large sourire trahissait son impertinent plaisir de vilain petit lutin irlandais.
En fait, je croyais bien savoir qui avait « mangé le morceau » pour parler familièrement, à l’américaine. Le seul ami que nous eussions en commun était Karl von Bork. Les relations de Kevin avec les autres archéologues étaient superficielles et essentiellement acrimonieuses. Kevin avait fait la connaissance de Karl von Bork au bon vieux temps de Baskerville House, et Karl avait gagné le cœur de la jeune fille qu’ils aimaient tous deux. Kevin avait dû prendre un malin plaisir à manipuler cet Allemand intelligent mais naïf, pour le pousser à en dire plus qu’il ne voulait.
Cyrus, qui jusque-là écoutait en silence, prit la parole :
— Il se fait tard, Amelia. Renvoyez-le ou laissez-moi lui donner une correction. Mes amis peuvent le retenir prisonnier ici jusqu’à ce que vous ayez décidé…
— Nous énervons donc pas, intervint Kevin, les yeux écarquillés, Mrs Emerson, M’dame, vous n’allez pas permettre…
— L’enjeu est tel, que non seulement je permettrai, mais je préconiserai cette solution. Je détesterais voir Cyrus courir le risque d’un procès et d’une publicité très déplaisante pour m… par amitié, mais je suis prête à toutes les bassesses pour éviter que ces informations soient rendues publiques. J’aimerais pouvoir faire appel à votre sens de l’honneur, mais je crains que vous n’en ayez point. J’aimerais pouvoir me fier à votre parole, mais je ne le puis.
D’un air décidé, je me levai. Cyrus mit la carabine à hauteur de son épaule.
— Il ne vous tirera pas dessus, expliquai-je en réponse au cri d’effroi de Kevin, du moins je ne crois pas. Cyrus, dites à vos hommes de le traiter aussi bien que possible. Je passerai de temps en temps, Kevin, pour voir comment vous allez.
Alors, Kevin prouva qu’il était bien l’homme que j’avais toujours – malgré les apparences contraires – pensé qu’il était. Il éclata de rire. Compte tenu des circonstances, c’était une assez bonne imitation de gaieté insouciante.
— Vous avez gagné, Mrs Emerson. Je ne crois pas que vous soyez sérieuse, mais je préfère ne pas prendre le risque. Que dois-je faire ?
Il n’y avait vraiment qu’une solution. Si Kevin me donnait sa parole de garder le silence, il serait parfaitement sincère… sur le moment. Tout comme Ramsès et, j’en ai peur, bien d’autres personnes, il trouvait toujours une bonne excuse pour faire ce qu’il avait promis de ne pas faire, s’il y tenait réellement. Il fallait le garder enfermé, et la prison la plus sûre dont nous disposions était l’Oued Royal lui-même.
Je dus ralentir le pas pour m’accorder à celui de Kevin. Il n’avait pas la forme physique qu’il eût dû avoir. Si je n’avais pas été fâchée contre lui, je l’aurais gratifié d’un petit sermon amical touchant les vertus de l’exercice physique. Sur le coup, je limitai mon sermon à des sujets plus essentiels, et il ne fut guère amical. Je terminai en l’informant que s’il fournissait volontairement le moindre renseignement à Emerson (car l’interdiction pure et simple semblait la meilleure solution) je ne lui adresserais plus jamais la parole.
Une expression de tristesse, le rouge de la honte envahirent le visage du jeune homme.
— Que vous le croyiez ou non, Mrs Emerson, il est des actes trop méprisables, même pour moi. Dans nos luttes de l’esprit, nous avons combattu loyalement – et en cela j’inclus le professeur, qui m’a tourné en ridicule aussi souvent que je l’ai moi-même embarrassé. J’apprécie nos joutes, et même si vous refusez de l’admettre, je crois que vous aussi. Mais si je pensais risquer de vous causer de graves torts, moraux ou physiques, aucune promesse de récompense, si grande fût-elle, ne pourrait me faire agir.
Il avait tenu ce long discours d’une voix éduquée, dénuée de la moindre trace d’accent.
— Je vous crois, dis-je. Et à cet instant, je le croyais.
— Merci. Alors, comment allez-vous expliquer ma présence ?
— C’est un problème. Emerson ne vous reconnaîtra peut-être pas, mais ses opinions sur les journalistes ne datent pas d’hier. Vous ne pourrez vous faire passer pour un archéologue, car vous ne connaissez rien aux fouilles.
— Je pourrais dire que j’ai le bras cassé, proposa-t-il en me jetant un regard lourd de sous-entendus.
— Vous pourriez bien avoir deux bras cassés, et autant de jambes, cela n’empêcherait pas Emerson de vous poser des questions et vous trahiriez votre ignorance. Ah ! Je sais ! J’ai trouvé la solution idéale !
*
* *
— Un détective ? (La voix d’Emerson montait d’un cran à chaque syllabe.) Et pourquoi diable avons-nous besoin d’un détective ?
À la question ainsi posée, il m’était difficile de trouver une réponse raisonnable. Je réagis donc d’une façon qui, j’en avais la certitude, ne manquerait pas de le distraire.
— Ce n’est pas avec les progrès que VOUS faites que nous allons résoudre notre petit mystère. Toutes ces interruptions deviennent insupportables.
C’était délicieux de regarder Emerson essayer de décider à quelle provocation répondre en premier. Je ne pensais pas qu’il fût capable de résister à la tentation de jouer avec le mot « insupportable » pour me l’appliquer, mais peut-être parce qu’il ne trouva pas, sur le moment, de repartie suffisamment cinglante, il se mit sur la défensive, ce qui, comme j’aurais pu le lui dire, est toujours une erreur.
— J’ai attrapé un de ces porcs, tout de même !
— Attrapé n’est pas vraiment le mot. Et vous n’auriez pas dû le frapper si fort. On ne comprend rien à ce qu’il dit, avec son nez et sa mâchoire immobilisés, et de plus…
Emerson roula des yeux, serra les poings et partit comme la foudre. Kevin, qui s’était éloigné à distance prudente pendant la discussion, revint s’asseoir sur le tapis à mes pieds.
— Il est tout à fait comme avant. Êtes-vous bien sûre qu’il…
— Il me serait difficile de m’y tromper. Rappelez-vous ce que je vous ai dit. Si votre langue fourche ne serait-ce qu’une fois, je laisse Cyrus s’occuper de vous à son idée. Et n’oubliez pas de m’appeler Miss Peabody.
C’était peut-être la lumière du soleil couchant qui adoucissait les traits du jeune homme, mais sa voix aussi était pleine de gentillesse quand il murmura :
— Ça, ce doit être le pire, M’dame. Comment est-ce qu’il a pu oublier une femme comme vous…
— Je ne vous demande pas de compassion, Kevin, je vous demande… j’exige, votre coopération.
— Vous l’avez, Mrs… Miss Peabody. Je suppose que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’aille bavarder avec les autres, Abdullah, par exemple ? Après tout, ajouta-t-il d’un ton vertueux, si je suis censé être détective, il faut bien que j’interroge les gens.
Il marquait un point. Maintenant qu’il était trop tard, j’aurais voulu avoir trouvé une autre identité pour Kevin, celle d’un sourd-muet analphabète, par exemple. Comme le faisait remarquer Sir Walter Scott : « Il est bien maladroit, celui qui ment pour la première fois. » Prenant mon silence pour un accord, il s’éloigna, les mains dans les poches, en sifflotant joyeusement. Je restai là, à peser ce nouvel élément et ce qui pourrait en résulter.
Kevin connaissait déjà ce que je souhaitais le plus lui cacher. Il semblait ignorer encore d’autres faits tout aussi importants, et j’étais bien déterminée à l’empêcher de les apprendre. Kevin se jetterait sur l’histoire de l’Oasis Perdue comme un chien sur un os bien faisandé, car c’était exactement le genre de récit fantastique dont il avait fait sa spécialité. Le moindre indice suffirait à le mettre en chasse ; il ne prendrait même pas la peine de le vérifier, car selon les critères de sa profession, la fiction valait bien la réalité. Rapidement, je passai en revue les personnes présentes au camp pour m’assurer qu’aucune d’elles ne risquait d’informer Kevin.
Emerson ne savait de l’affaire que ce que je lui en avais dit, et il se montrait assez sceptique. Pour moi, Kevin était la dernière personne avec qui je discuterais de ce sujet. Je ne doutais pas de la discrétion de Cyrus. René et Charles ignoraient tout, ainsi qu’Abdullah. Bertha prétendait que son « maître » ne lui avait rien dit. Si elle mentait… Alors, elle avait toutes les raisons de continuer de se taire. Raconter des faits qu’elle prétendait ignorer prouverait qu’elle avait menti, et trahirait un secret que son maître ne désirait pas plus que nous voir se répandre.
Mon raisonnement était sans faille. Soulagée de ce poids (si seulement tous mes problèmes étaient aussi facilement réglés !) j’allai examiner mon nouveau patient.
L’un des hommes de Cyrus montait la garde devant l’abri dressé pour Mohammed. C’était une précaution inutile, le pauvre bougre était tellement imbibé de laudanum qu’il n’aurait pas bronché, même si on avait mis le feu à son lit. Je répugnais à gaspiller mes remèdes sur un aussi méprisable sujet, mais il souffrait énormément et même si la pitié n’avait pas adouci ma fureur, je n’aurais pu lui redresser le nez tant qu’il se tordait en hurlant. Sa mâchoire, d’après moi, n’était que tuméfiée, mais comme je ne pouvais en être certaine je l’avais également emmaillotée.
Couché sur une pile de nattes, il était affreux à regarder. Même les principes de la charité chrétienne et l’éthique d’une profession dont je me considère comme une praticienne capable, quoique sans formation théorique, n’auraient pu me forcer à toucher ces guenilles infestées de puces ou laver ce corps crasseux. Le plâtre que j’avais appliqué sur son nez saillait comme le bec grotesque de quelque monstre mythique. Des poils noirs hirsutes sortaient à des angles bizarres de chaque côté des bandes qui lui couvraient presque tout le bas du visage. Une fente blanche luisait sous chaque paupière. Sa bouche béait, exhibant des chicots brunâtres et pourris. La lumière de ma lanterne jetait des ombres qui amplifiaient chaque trait repoussant et transformaient en trou noir la caverne béante de sa bouche.
Je lui pris le pouls et écoutai sa respiration. Je ne pouvais rien faire de plus. Seul le temps, et une solide dose de chance, pouvaient achever de le guérir. Je priai de tout mon cœur pour son rétablissement, mais je dois bien avouer que la charité chrétienne entrait pour bien peu dans ma prière.
Quand je ressortis, le crépuscule était assez avancé, mais la lumière de ma lanterne éclaira une forme qui s’éloignait. L’ondulation des vêtements trahissait son identité, aucun homme ne marchait comme elle. Je ne l’avais pas entendue parler avec le garde, elle avait donc dû tourner les talons dès qu’elle s’était rendu compte que je me trouvais là.
Je la rattrapai.
— Bertha ! Attendez, je voudrais vous parler. Que faisiez-vous ici ?
Son attitude était humble ; mains jointes, tête baissée. À voix basse, elle dit :
— Je voudrais vous aider à soigner cet homme, Sitt, je ne peux pas faire grand-chose pour vous montrer ma gratitude, mais je suis douée pour les travaux féminins.
On aurait dit qu’elle avait délibérément rejeté son héritage européen. Sa voix, ses manières, ses paroles se faisaient chaque jour plus égyptiennes. Et, bien sûr, je trouvais ce phénomène particulièrement agaçant.
— Il n’existe pas de travail qu’une femme ne puisse accomplir, rétorquai-je. Un de ces jours, il faudra que nous ayons une petite discussion à ce sujet. Pour le moment, la meilleure façon de m’aider est de fouiller votre mémoire. Tout ce dont vous vous souviendrez peut avoir de l’importance, même si cela vous semble insignifiant.
— Je m’y efforce, Sitt, murmura-t-elle.
— Et ne m’appelez pas Sitt ! Miss Peabody suffira, si mon prénom vous écorche la langue. Partez maintenant, le blessé n’a pas besoin des services que vous pourriez lui rendre.
Un petit soupir, comme d’amusement, s’échappa de ses lèvres. Il devait s’agir d’une toux réprimée, pensai-je, car je n’avais rien dit de drôle.
Quand vint l’heure du dîner, Kevin avait déjà réussi à s’attirer les bonnes grâces de René et Charlie. Je ne savais comment il s’y était pris avec René, mais il avait gagné le cœur de Charlie en professant une passion pour les automobiles.
— C’est ça, le progrès ! concluait-il avec enthousiasme, le moteur à combustion interne de Daimler…
— Mais avez-vous vu la Panhard ? interrompit Charlie. La courroie de transmission…
Ils continuèrent leur inintelligible bavardage de vilebrequins et de transmissions. Bertha se tenait près de René, Emerson foudroyait tout le monde du regard et moi… moi, je regardais Emerson. Cela semblait le rendre nerveux, mais je ne vis aucune raison d’y renoncer.
Il ne m’avait pratiquement pas adressé la parole depuis le captivant épisode de la tombe, sauf en voyant arriver Kevin, quand sa colère avait vaincu sa détermination. D’abord, je m’étais sentie un brin découragée par ses excuses et le silence qui avait suivi. Je suis moi-même quelque peu sentimentale, et j’avais espéré que cette étreinte passionnée briserait les liens qui entravaient sa mémoire. Schadenfreude avait bien dit qu’il n’en serait rien. Il m’avait même conseillé avec la dernière vigueur de ne pas recourir à de tels procédés. Apparemment, il avait raison.
Pourtant, en repensant à l’incident, j’avais l’impression qu’il offrait quelque encouragement. On pouvait l’interpréter comme un signe de progression dans la relation que, suivant les instructions du médecin, je tentais de rétablir. L’agacement avait remplacé l’indifférence première d’Emerson, et il s’intéressait assez à moi maintenant pour me suivre et risquer sa vie pour me sauver. Qu’il en eût fait autant pour Abdullah ou n’importe lequel de nos hommes, j’étais prête à l’admettre. Mais nul mélange de soulagement et de colère n’aurait pu le pousser à se conduire avec Abdullah comme il l’avait fait avec moi.
Pourtant… Ce baiser pouvait avoir moins de sens que je l’espérais. J’avais pu le constater bien des fois, Emerson a le sang chaud. La simple proximité d’une femme qui, si elle n’est pas d’une beauté irrésistible, est considérée par certains comme digne d’admiration, aurait pu suffire à inspirer une telle réaction chez un homme qui subissait une tension émotionnelle considérable.
Oserai-je avouer la vérité ? Pourquoi pas, puisque ces lignes ne seront jamais lues par d’autres yeux avant que je puisse trouver un éditeur digne d’elles (recherche plus difficile que je n’avais cru de prime abord) et alors, elles auront été sévèrement révisées. J’espérais, je priais pour que la mémoire d’Emerson lui revienne, mais ce que je souhaitais vraiment voir revenir, c’était son amour pour moi, que ce fût par le souvenir ou sur un nouveau départ. Ce mariage entre deux esprits loyaux, basé sur la confiance et le respect mutuels (et une autre attirance dont je serais la dernière à nier l’importance), était tout pour moi. J’avais la ferme intention de le reconquérir, par n’importe quel moyen. Il pouvait être quelque peu délicat d’annoncer à un homme venant de vous demander votre main, pour la première fois pense-t-il, qu’il a déjà un fils de onze ans. Ce serait un choc encore plus grand que de recevoir tout l’impact de Ramsès en une seule fois, au lieu de s’y préparer peu à peu. Pourtant j’aurais pu, et de grand cœur, affronter des difficultés encore plus grandes, si seulement…
Mes émotions oscillaient ainsi, comme le balancier d’une pendule. J’étais tellement absorbée par mes pensées, et la contemplation de la physionomie magnifique et renfrognée d’Emerson, que je n’eus pas conscience de l’arrivée de Cyrus. Une toux discrète me fit lever les yeux.
— Je donnerais tout l’or du monde pour connaître vos pensées. Elles doivent être bien tristes, à voir votre visage.
— Seulement confuses, répondis-je, mais j’y mettrai bon ordre, ne vous inquiétez pas. Quand Mohammed pourra parler, nous aurons peut-être fait un grand pas vers la solution de nos difficultés actuelles. Quel dommage que son nez et sa bouche aient tant souffert du choc !
Emerson, qui écoutait ouvertement, prit cette remarque pour une nouvelle critique. Encore plus renfrogné, il se leva et partit, tout raide.
— Ne vous éloignez pas ! lui criai-je. Le dîner sera bientôt servi.
Je n’obtins aucune réponse, pas même un grognement.
— J’ai quelque chose qui pourrait vous remonter le moral, dit Cyrus. Mon domestique est allé chercher le courrier, comme d’habitude. Il vient d’apporter les lettres les plus récentes.
— De si loin ? (Je pris le paquet qu’il me tendait.) Oh ! Cyrus, vous êtes le plus attentionné des hommes.
— Je me disais que vous deviez brûler de savoir ce qui se passe dans votre bonne vieille Angleterre. Je suis moi-même assez curieux, alors…
— Bien sûr, je n’ai pas de secret pour vous, Cyrus. Mais je vois que le dîner est prêt. Je crois que je lirai ces lettres après manger. Non seulement le paquet est énorme, mais j’ai peur que la prose de Ramsès me coupe l’appétit.
Au regard admiratif de Cyrus, je compris qu’il voyait là une démonstration de flegme britannique. En fait, ce n’était qu’une lâche répugnance à lire la dernière production littéraire de mon fils qui, à n’en point douter, me racontait une foule de choses angoissantes auxquelles je ne pouvais rien. Si quelque fait grave s’était produit, Walter aurait envoyé un télégramme.
Aussi, après un repas que personne, sauf Kevin, ne semblait avoir envie d’avaler, nous nous dispersâmes. Emerson ne nous avait pas rejoints. J’en conclus qu’il avait dîné avec Abdullah et les autres. Sur mon invitation, Cyrus me suivit jusqu’à ma tente. Le paquet contenait deux lettres de Chalfont. Reconnaissant sur l’une l’écriture élégante et précise d’Evelyn, je décidai de la garder pour la bonne bouche – ou comme antidote – et de lire d’abord celle de Ramsès.
Très chers Maman et Papa, J’ai le regret de vous annoncer que Gargery n’est toujours pas un héros. Mais nous avons une autre héroïne.
Je n’aurais jamais cru que Tante Evelyn avait tant de courage. Ce fut pour moi une expérience salutaire bien qu’humiliante, qui m’apprendra, je l’espère, à me méfier encore plus des préjugés que la société nourrit sur le comportement et le caractère des femmes. Je m’étais toujours cru à l’abri de ces idées préconçues et j’aurais bien dû l’être, ayant en permanence sous les yeux l’exemple exceptionnel de Maman. Le cerveau humain fonctionne de façon bien curieuse ! Il semble capable d’ignorer tout élément s’opposant, non seulement à ses propres désirs, mais aux convictions toutes faites ancrées en lui et qui, y ayant été instillées sans qu’il s’en aperçoive, ne sont pas reconnues comme irrationnelles. À la froide lumière de la raison…
Avant de tourner la page, qui se terminait par le début de phrase que je viens de citer, je me cramponnai à mon sang-froid. Il n’eût servi à rien de le perdre, l’objet de ma fureur étant hors de portée. Il avait dû lire les articles de psychologie dont je lui avais interdit de prendre connaissance… Le lui avais-je interdit ? J’en avais l’intention, car certaines de ces théories sont bien trop choquantes pour l’esprit innocent d’un enfant. Mais je ne pouvais être sûre de l’avoir fait. Énumérer à Ramsès tout ce qu’il ne devait pas faire était un processus fort long, et il était presque impossible de l’actualiser assez vite, car mon fils concoctait sans cesse de nouvelles atrocités.
Me rendant compte que je me laissais aller à divaguer, tout comme Ramsès, je repris ma lecture :
… la plupart de ces convictions s’écroulent. Elles ne sont, en fait, que superstitions irréfléchies. D’où viennent-elles donc ? J’avoue n’avoir pas encore trouvé de réponse à cette question. Il est très désagréable de les découvrir dans son esprit quand, comme moi, on se croit d’une rationalité à toute épreuve.
J’aimerais beaucoup en discuter avec vous, Chers Maman et Papa, car cela m’intéresse énormément, mais le moment est peut-être mal choisi, et vous devez vous demander quel incident a provoqué ces réflexions.
Vous vous souvenez peut-être que, dans ma dernière lettre, je disais que les chiens aboyaient la nuit. Puisque c’était la seule aide qu’ils nous apportaient, je décidai, comme je crois l’avoir dit, de prendre les mesures nécessaires pour nous procurer un animal capable de nous garder plus efficacement. Vous comprenez, j’avais un affreux pressentiment.
Moi aussi. Je laissai échapper un cri :
— Oh, non !
— Quoi ? s’inquiéta Cyrus.
… un affreux pressentiment : nous n’en avions pas fini avec les intrusions nocturnes. J’avais la certitude qu’il me serait impossible de convaincre Oncle Walter de la logique de ma décision, de sorte qu’il me fallut la mettre à exécution moi-même, et je dois dire qu’il était bien malcommode de devoir attendre que tous soient endormis pour me glisser au-dehors et… [ma voix se brisa] libérer… le lion…
— Dieu tout-puissant ! s’exclama Cyrus. Continuez, Amelia, je ne peux supporter ce suspense !
… de sa cage, puis de me relever à l’aube pour l’y faire rentrer avant qu’un autre membre de la maisonnée ne le rencontre. Nefret, très gentiment, m’aida.
De nouveau, l’émotion me submergea.
— Et de deux, fis-je. Un seul était déjà chose terrible, et maintenant… Pardonnez-moi, Cyrus, je vais essayer de ne plus flancher.
… m’aida en deux occasions, considérant que j’étais en pleine croissance et avais besoin de sommeil. Inutile de vous dire, Maman et Papa, que j’acceptai son offre aussi amicalement qu’elle m’était faite.
Bien entendu, j’avais enfermé les chiens et prévenu Bob et Jerry de rester cloîtrés dans la loge quand le lion était dehors. Ils trouvaient mon action tout à fait raisonnable.
Oncle Walter m’avait mortellement insulté. Ses réflexions au sujet du lion étaient imméritées et fort injurieuses, surtout quand on pense que ma prévoyance a évité – ou du moins, aidé à éviter – un incident qui aurait pu être désastreux.
M’étant préparé à une telle éventualité, je fus le premier à m’éveiller quand les cris perçants d’une femme terrifiée, mêlés aux rugissements d’un gros fauve, emplirent la nuit. Je dormais tout habillé, bien sûr, afin d’être prêt à l’action. Il ne me fallut qu’une seconde pour saisir l’arme que j’avais préparée (le tisonnier de la cheminée) et me précipiter dans l’escalier.
La lune jetait une lueur givrée sur la pelouse, (laquelle était bel et bien couverte de givre, la nuit étant froide). Les formes du grand fauve et de sa proie se découpaient clairement. Je me hâtai vers eux, mon tisonnier à la main, et découvris un spectacle des plus déconcertants. La clarté était tout juste suffisante pour me permettre de discerner les traits de la personne qui se trouvait entre les pattes du lion. Surpris et peiné, je reconnus Ellis, la nouvelle bonne de Tante Evelyn.
À vrai dire, le lion ne lui aurait probablement pas fait de mal. Certes, il grognait, mais le son recelait plus d’interrogation que de férocité. Je ne savais comment réagir. Ellis s’était évanouie, ce qui était sans doute ce qu’elle avait de mieux à faire.
Pendant que je me demandais quelle conduite adopter, je vis Nefret accourir vers moi, ses petits pieds nus silencieux dans l’herbe. Ses cheveux dénoués flottaient derrière elle, la lumière pâle leur donnait une teinte dorée-argentée, sa chemise de nuit légère voletait autour de son corps élancé, c’était une vision de… [Là, quelque chose avait été rayé. Ramsès poursuivait] de parfaite efficacité féminine. Elle avait son couteau à la main.
Avec son aide, je persuadai le lion de lâcher son nouveau jouet. En grommelant tout bas, il s’éloigna avec Nefret, dont les doigts s’enfonçaient affectueusement dans sa crinière. Les allusions littéraires qui me vinrent à l’esprit viendront sans doute aussi au vôtre, Maman, inutile donc de gaspiller du papier pour vous les décrire.
Je me mis en devoir de ranimer Ellis, mais je n’eus pas le temps de la gifler plus d’une fois, par le fait d’un vacarme émanant de la maison. Je m’attendais à quelque réaction de ce côté, m’étonnant qu’elle ne se soit pas produite plus tôt, mais je présume que les événements que je viens de décrire n’avaient pris que quelques minutes. C’est vraiment stupéfiant, ce que le temps passe vite quand on fait quelque chose d’intéressant !
Ces bruits me semblaient dénoter quelque chose de plus grave que l’indignation d’Oncle Walter réveillé en sursaut. Ces hurlements étaient aigus – ceux d’une femme, en déduisis-je. Abandonnant Ellis, je me mis donc à en chercher l’origine. Comme vous le savez, la majorité des fenêtres du château sont très petites. Seules celles du salon ont été modernisées ; elles ouvrent sur la roseraie. C’est de cette pièce que provenaient les cris, et en arrivant par le jardin je constatai avec angoisse que les fenêtres étaient ouvertes. La pièce était sombre et tout d’abord je ne pus distinguer ce qui se passait à l’intérieur. Des mouvements rapides, des halètements, des cris de douleur et d’épuisement étaient les seuls indices dont je disposais. Puis les combattants – car c’est d’un combat qu’il s’agissait – s’approchèrent de la fenêtre. Le tisonnier me tomba de la main quand je les reconnus.
L’un était un homme, une montagne de muscles vêtue d’une veste courte en futaine, et coiffé d’une casquette enfoncée sur les yeux. Il tenait une massue, ou un gourdin, avec quoi il parait les coups que faisait pleuvoir sur lui…
Mais vous avez sans doute déjà deviné. Son bonnet de nuit s’était défait, ne tenant plus que par les cordonnets, ses cheveux nattés tombaient sur une épaule. Son visage était figé en un rictus féroce très différent de son apparence habituellement si douce, et ce avec quoi elle harcelait le bandit terrifié semblait être – et était bien – une ombrelle.
Je me repris, récupérai mon tisonnier et fonçai à son secours. Elle n’en avait guère besoin, mais le misérable aurait pu s’échapper si je ne l’avais fait tomber. À nous deux, nous le maîtrisâmes. Tante Evelyn arracha la ceinture de sa robe de chambre pour lui lier les bras.
C’est à cet instant qu’Oncle Walter arriva sur les lieux, suivi de Gargery et Bob, tous deux munis de lanternes. Ils avaient erré dans toute la propriété, ne sachant où se déroulaient le drame (errer n’est pas le terme approprié, car l’apparence d’Oncle Walter montrait qu’il avait couru aussi vite qu’il pouvait, bien que sans résultat. Tout comme Papa, il déteste être réveillé en sursaut et met longtemps à réagir).
Bob alluma les lampes et – sur mon ordre car j’ai le regret de dire qu’Oncle Walter avait complètement perdu la tête – Gargery finit d’entraver les jambes de notre cambrioleur. Je n’avais jamais vu Oncle Walter se conduire de façon aussi désordonnée. Il se précipita vers Tante Evelyn, la secoua, puis l’étreignit avec une violence que je ne lui avais jamais vue… Chose étrange, Tante Evelyn n’en semblait pas contrariée.
Je n’ai plus de feuilles de papier, et ne peux aller en chercher parce qu’Oncle Walter m’a consigné dans ma chambre jusqu’à nouvel ordre, je suis donc obligé d’être bref. Ellis partait retrouver un ami, comme elle l’expliqua, quand le lion l’avait interceptée. (Rose dit que les personnes comme Ellis se font des amis partout. Je trouve que c’est un trait de caractère bien sympathique.) Notre cambrioleur prétendit qu’il cherchait des objets de valeur. L’inspecteur Cuff l’a emmené à Londres. L’inspecteur Cuff est un homme bien taciturne. Tout ce qu’il a accepté de dire en partant avec son prisonnier, c’est « Je crois que je peux vous être plus utile ailleurs. Vous aurez de mes nouvelles en temps voulu. » Quant à Tante Evelyn, elle dit qu’elle possède cette ombrelle depuis un certain temps. Je ne la lui avais jamais vue. Elle est comme les vôtres, Maman, toute simple et très lourde, alors que les siennes sont en général garnies de dentelle. Je me demande bien pourquoi elle a acheté un tel objet si elle pensait ne jamais en avoir besoin. Mais c’est là une autre question, et nous pourrons en discuter plus tard.
Mon papier me dit que je dois m’arrêter. Votre fils affectueux, Ramsès.
P.S. Je sais que Papa est très occupé avec ses fouilles, mais j’aimerais bien recevoir un mot de sa main.
Cyrus et moi restâmes silencieux un moment. Puis il dit :
— Excusez-moi, Amelia, je reviens tout de suite.
Quand il reparut, il tenait une bouteille de brandy.
J’en bus une petite gorgée, et Cyrus un peu plus.
— Tout commentaire serait superflu, dis-je. Voyons maintenant la lettre d’Evelyn.
Mais Evelyn ne faisait aucune allusion à l’incident relaté par Ramsès. Après des salutations affectueuses et l’assurance que tout allait bien, elle expliquait que le principal but de sa lettre était de clarifier pour elle-même la signification des événements récents.
Mes modestes pouvoirs de déduction sont tellement inférieurs aux vôtres, Amelia, que j’hésite à exprimer des idées qui ont dû venir depuis longtemps à votre esprit clair et décidé. Pourtant, je m’y risque, dans l’espoir que par le plus grand des hasards je mettrai le doigt sur quelque chose qui vous aurait échappé.
Tout comme vous sans doute, je me demande comment ces affreux individus ont pu apprendre le secret que vous cachiez avec tant de soin. L’histoire que vous avez racontée étant tout à fait plausible, nos ennemis ont donc dû avoir des sources d’information inconnues du public. Plusieurs possibilités me sont venues à l’esprit ; je vous les énumère ci-dessous.
1 L’un de nous aurait involontairement donné des renseignements qu’il n’aurait pu obtenir qu’en visitant l’endroit mentionné par Mr Forth. Vous ne seriez jamais assez négligente pour cela, ma chère Amelia, et j’ai beau me creuser la cervelle, je ne me souviens d’aucune circonstance où j’aurais pu laisser échapper quelque indice. Je préfère ne rien demander à Walter, car la simple idée qu’il pourrait même involontairement être responsable de vos problèmes briserait son noble cœur. Pourtant je me demande : lui ou Radcliffe ont-ils mentionné – dans l’un des articles qu’ils ont écrits depuis votre retour, ou auprès de collègues – des choses qu’un expert pourrait reconnaître comme une connaissance de première main ? Les articles n’ont pas encore paru, mais ils ont sans doute été lus, à tout le moins par les rédacteurs en chef des revues ?
2 Un des officiers du camp militaire a peut-être eu plus d’informations sur le sujet que vous ne le pensez. Mr Forthright s’était-il lié d’amitié avec l’un d’eux ? Ont-ils vu la carte ? Vous dites qu’elle portait des indications de cap très précises, je ne connais pas grand-chose dans ce domaine, mais il me semble que de tels détails feraient réfléchir une personne intelligente, surtout après votre retour à Gebel Barkal en compagnie de Nefret.
3 J’hésite à mentionner cette hypothèse, car elle me paraît encore plus idiote que les précédentes, mais je ne puis m’empêcher de repenser à ce jeune homme que Nefret a rencontré à l’école de Miss McIntosh. Un individu dont la curiosité a été éveillée pourrait chercher à la revoir dans le but de la questionner sur son passé. Comme nous le savons, il est bien difficile d’éviter tous les impairs, et une innocente enfant ne se méfie pas. Je me demande – je ne puis m’exprimer en termes plus forts –, je me demande : cette brève rencontre aurait-elle eu des suites ? Ce jeune homme aurait-il pu tenter de la renouveler, si elle ne lui avait pas encore apporté ce qu’il cherchait ? À ma demande, Nefret a un soir exécuté pour nous l’invocation à Isis. (Ne craignez rien, ma chère Amelia, j’ai fait en sorte qu’elle s’imagine que c’était simplement pour nous distraire.) Walter ne pouvait contenir son excitation. Il avait reconnu certaines phrases de la chanson, qui disait-il appartiennent à un rituel très ancien. Et certes, personne ne pourrait penser qu’elle a appris cette danse – ou qu’on l’aurait autorisée à l’exécuter – dans une mission chrétienne.
Alors je l’ai questionnée – avec tout le tact nécessaire, je vous assure – à propos du jeune homme qu’elle appelait Sir Henry. Il a d’épais cheveux noirs ondulés, avec une raie au milieu, une moustache de style cavalier, des yeux gris ou bleu clair et de longs cils. Il est de taille moyenne, avec le teint clair, un menton plutôt pointu et un nez étroit. Cette description est trop vague pour être d’une grande utilité (d’autant que, si mon hypothèse est exacte, il devait être déguisé). Pourtant, je vous la transmets, parce qu’une nouvelle idée, des plus effrayantes, m’est venue. Si le jeune homme en question n’a pas repris contact avec Nefret, c’est peut-être parce qu’il ne se trouve plus en Angleterre. Vos récentes communications tendaient à nous rassurer, ma chère Amelia, mais je vous connais bien, et je sens un formalisme, une raideur donnant à penser que vous nous cachez quelque chose. Je ne vous presserai pas de questions. J’apprécie la tendre affection qui vous retient d’ajouter à notre inquiétude. (Je vous ferai cependant observer, ma chère sœur, que les suppositions éveillent souvent des craintes bien pires que la réalité.) La logique m’oblige également à penser que, si les enfants ont été menacés, vous et Radcliffe devez courir un danger plus grand encore. Prenez garde à vous, je vous en prie ! Modérez votre courageuse tendance à foncer tête baissée vers le danger ! Et tentez de retenir Radcliffe – mais je sais que ce n’est pas tâche facile. Rappelez-lui, comme je vous le rappelle, que pour certaines personnes votre santé et votre sécurité comptent autant que la leur. Au premier rang d’entre elles se trouve,
Votre sœur affectionnée,
Evelyn.
Les larmes me brouillèrent la vue quand je lus ces dernières lignes. Quelle bénédiction qu’une telle affection ! Et comme j’avais sous-estimé Evelyn ! Le sermon de Ramsès sur les idées préconçues ne m’était pas destiné (du moins, je ne le pensais pas) mais tout ce qu’il avait écrit sur lui-même pouvait aussi bien s’appliquer à moi. Moi qui, entre tous, aurais dû savoir. N’avais-je point vu Evelyn affronter avec calme l’épouvantable momie ? Ne l’avais-je point entendue accepter, dans l’espoir de sauver ceux qu’elle aimait, une proposition qui faisait frémir chaque nerf de son corps ? Je m’étais rendue coupable des mêmes préjugés que les hommes, aveugles et partiaux, que je condamnais.
Evelyn ne soufflait mot de ses aventures. Elle avait consacré tous ses efforts à essayer de trouver une réponse au mystère. Son analyse était brillante. L’esprit qui l’avait conçue était aussi aiguisé que le mien.
Cyrus relisait la lettre de Ramsès. Sensible à tout changement sur mon visage, il s’enquit doucement :
— Qu’y a-t-il, Amelia ? Une mauvaise nouvelle que Ramsès n’aurait pas mentionnée ? J’ai peine à croire qu’il puisse ou veuille omettre quoi que ce soit, mais…
— Vous avez raison sur ce point, Evelyn me ménage bien plus que mon fils.
Je pliai sa lettre et la mis dans ma poche. Qu’elle y reste, contre mon cœur, pour me rappeler ma chance et ma honte !
— J’espère que vous me pardonnerez de ne point partager cette lettre avec vous, Cyrus, repris-je. C’est la tendre affection qu’elle exprime qui m’a mis les larmes aux yeux.
J’étais toute prête à suivre son conseil de gagner mon lit, car la journée avait été épuisante. Pourtant, jamais la fatigue ne m’a empêchée d’accomplir mon devoir, et j’allai d’abord examiner mon patient – dont l’état ne s’était pas modifié – puis je me mis en quête de Bertha. Plus tôt je trouverais pour elle un établissement convenable, mieux cela vaudrait. Il était réellement pénible de devoir jouer les chaperons, en plus de toutes mes autres tâches.
Je ne fus guère surprise de la trouver assise près du feu mourant, en grande conversation avec Kevin. Sachant que si je faisais mystère de son identité, il n’en serait que plus déterminé à lui parler, je l’avais simplement présentée comme une autre des victimes du bandit qui avait attaqué Emerson. Je me doutais bien que Kevin chercherait à lui parler. Aucun journaliste n’aurait pu résister à cette silhouette mystérieusement voilée, à cette démarche fluide si séduisante. Et les femmes bafouées constituent toujours un bon sujet pour la presse. J’aurais pu trouver moi-même le titre de cet article ; les mots « esclave de l’amour » y figureraient certainement. Dans les pages de ce journal intime, j’avoue que j’étais prête à jeter la pauvre Bertha dans les griffes de ce loup de la presse si son histoire pouvait le détourner d’autres aspects de l’affaire.
Je n’avais toutefois aucune raison de faire le moindre effort pour satisfaire Kevin, j’interrompis donc l’entretien et envoyai Bertha se coucher.
— Vous devriez en faire autant, Kevin, nous nous levons à l’aube et la journée sera longue.
— Pas pour moi, rétorqua-t-il avec un sourire paresseux, nous autres détectives, nous avons nos propres horaires, allant et venant pour questionner celui-ci ou celui-là…
— Vous n’irez nulle part, vous resterez avec moi, pour que je puisse garder un œil sur vous.
— Enfin, ça valait la peine d’essayer, murmura-t-il. Au fait, Mrs… Miss Peabody, si vous me racontiez votre téméraire coup de main pour sauver le professeur ? Ça finira bien par se savoir, vous ne croyez pas ? ajouta-t-il avec un sourire provocant. En ce moment-même, mes confrères les plus entreprenants interrogent certains habitants de Louxor. D’après ce que j’ai entendu dire, vous n’y êtes pas allée de main morte. Ne préféreriez-vous pas que les journaux rapportent les faits réels plutôt que les inventions que quelques-uns de mes collègues…
— Oh, taisez-vous et allez vous coucher ! coupai-je.
Il s’éloigna, chantonnant quelque chanson irlandaise d’une façon calculée tout exprès pour m’ennuyer. Quand je regagnai ma propre tente, Bertha dormait déjà, ou faisait semblant. J’avais la ferme intention de lui demander de quoi elle avait parlé avec Kevin, mais pour l’instant j’avais autre chose en tête. Allongée sur mon lit, je pus enfin examiner à loisir les suggestions d’Evelyn.
J’avais moi-même envisagé ses deux premières hypothèses. La troisième m’avait échappé, je l’avoue. Et le chagrin menaça de me submerger quand je mesurai l’étendue de ma stupidité. Qu’un jeune gentleman survienne à l’école le jour même où Nefret y était attendue, qu’il insiste pour rencontrer certaines des élèves, voilà qui était fortement suspect. Comment avais-je pu ne pas m’en rendre compte sur le moment ? Des instincts maternels que je ne pensais pas posséder avaient-ils pu obscurcir mon intelligence habituellement si claire ?
Fort peu probable, décrétai-je.
L’énoncé incisif d’Evelyn me rendait clair quelque chose que j’aurais dû comprendre bien plus tôt. Aucune circonstance suspecte isolée ne pouvait pousser un ennemi à agir avec tant de violence et d’obstination ; mais une combinaison de nombreux petits faits, si. Il aurait pu, en premier lieu, avoir été alerté par le souvenir d’une conversation avec Willoughby Forth, lequel apparemment avait seriné son histoire à chaque archéologue se trouvant en Égypte. Un interrogatoire bien mené des officiers de la Sudan Expeditionary Force aurait complété ses informations. Si grande que fût ma répugnance à attribuer une responsabilité quelconque à Walter, il m’avait fallu plus d’une fois le mettre en garde, pour éviter qu’il se trahisse. Il avait plusieurs rivaux amicaux dans le domaine de la philologie ; avait-il laissé entendre à Franck Griffith, ou un autre, qu’il était sur le point de réussir une avancée miraculeuse pour déchiffrer le méroïtique ? Griffith était un homme honnête, je ne le suspectais nullement, mais il avait pu en parler à quelqu’un d’autre.
Ayant ainsi flairé une possibilité, le bandit aurait ensuite cherché à la confirmer… et quelle meilleure source que Nefret elle-même ? Elle était loin d’être aussi naïve et sans défense que le pensait Evelyn, mais les vues d’Evelyn étaient partagées – comme Nefret elle-même l’avait souligné – par la société. Il existait une multitude de façons de renouer une relation ainsi amorcée ; si tout le reste échouait, restait la bonne vieille méthode de l’« accident devant le portail ». Comme il serait surpris, le jeune gentleman blessé, de reconnaître la charmante jeune fille qu’il avait rencontrée à l’école de Miss McIntosh ! Comme il hésiterait à abuser de sa bonté ! Comme il serait reconnaissant des soins et des attentions amicales de la chère enfant !
Cela n’avait pas été nécessaire. Evelyn avait vu juste. J’avais regardé Nefret exécuter l’invocation à Isis ; en aucune façon elle n’aurait pu l’apprendre d’une famille de missionnaires, ni même dans un village indigène dirigé par une telle famille. Il fallait être très érudit pour en reconnaître l’origine – mais on pouvait en dire autant des autres indices.
Pourtant, notre ennemi mortel avait retenu sa main jusqu’à ce qu’il découvre la preuve finale. Des œuvres d’art n’ayant pu provenir que d’un endroit tel que celui décrit par Willoughby Forth. Il avait dû fouiller nos chambres au Caire et trouver les sceptres. Les attaques n’avaient commencé que plusieurs jours après notre arrivée dans la ville.
Evelyn, ma douce, ma chère Evelyn, dont j’avais si lamentablement sous-estimé l’intelligence, avait raison sur tous les points. Le bandit n’était plus en Angleterre. Il se trouvait en Égypte – dans notre propre campement. Je savais que nous avions un traître parmi nous. Et maintenant, je savais de qui il s’agissait.
*
* *
— Charlie ?
Quand Cyrus émergea de sa tente le lendemain matin, je l’attendais – pas trop près, pour ne pas le gêner en surprenant par inadvertance ses ablutions. Le sourire joyeux dont il m’avait saluée s’évanouit quand il entendit mes explications, et le nom jaillit de ses lèvres avec la force de l’incrédulité.
— C’est la première fois qu’il travaille avec vous, Cyrus, vous ne le connaissiez pas auparavant.
— Non mais… je connais son père, sa famille. Je n’engage pas des gens sans…
— Il se peut qu’il soit le vrai Charles H. Holly. Les ingénieurs et les archéologues ne sont pas plus immunisés contre la cupidité que les membres d’autres professions.
— Il se peut qu’il soit le vrai… Excusez-moi, Amelia, mais parfois c’est drôlement dur de suivre votre pensée. Vous ne soupçonnez tout de même pas Charlie d’être votre Maître du Crime déguisé ?
— C’est possible, mais peu probable. Je doute que Sethos ose se présenter devant moi. De près, j’aurais vite fait de pénétrer n’importe lequel de ses déguisements. Mes soupçons à l’endroit de Charlie n’ont rien à voir avec Sethos, ajoutai-je, non sans quelque acrimonie car son air sceptique m’irritait. Il correspond à la description d’un homme qui, j’ai des raisons de le croire…
— Moui. C’est ce que vous disiez. Pourriez-vous répéter vos explications ? J’ai peur de ne pas vous avoir très bien suivie la première fois.
Je repris donc mon raisonnement, et le parachevai en lui lisant la description donnée par Evelyn.
— Mais, mais, bégaya Cyrus, cette description ne correspond pas du tout à Charlie ! Ça ressemble plutôt à René. Mais je ne crois pas que…
— C’est justement là toute l’astuce, « Sir Henry » était déguisé, de toute évidence. Il aura pris soin de changer certains aspects de son apparence en venant nous rejoindre – la couleur de ses cheveux, sa moustache –, le menton allongé et le nez étroit correspondent à ceux de Charlie, et il a approximativement le même âge.
— Sapristi, marmotta Cyrus, combien d’hommes de cet âge ont le menton allongé et le nez étroit, à votre avis ? Deux millions ? Cinq ?
— Mais un seul se trouve parmi nous, coupai-je avec impatience, et l’un d’entre nous est un espion de Sethos. Réfléchissez, non seulement on a drogué notre nourriture, mais l’embuscade qui m’a été tendue hier a forcément été organisée par quelqu’un ayant deviné que je suivrais ce chemin. Il a dû lire le message de Kevin et comprendre que j’y répondrais dès que je pourrais.
— Déduction que pourrait faire quiconque a l’honneur de vous connaître, dit Cyrus en se frottant le menton. Ma chère, je ne nie pas qu’il pourrait y avoir du vrai dans ce que vous dites, mais vous serez la première à admettre que je ne puis condamner un homme sur des indices aussi ambigus.
— Je ne vous demande pas de le passer par les armes, vous me connaissez suffisamment, j’espère, pour ne pas me juger capable de sauter à des conclusions hâtives ou d’enfreindre les principes de la justice britannique. En fait, je serais plutôt tentée de le laisser croire qu’il n’est pas soupçonné. Tôt ou tard, il se trahira, et alors nous le tiendrons ! Et peut-être aussi son chef. C’est une excellente idée, Cyrus. Certes, il faudra le surveiller de près…
— Je pense pouvoir m’en charger, dit lentement Cyrus.
— Je suis contente que nous soyons d’accord. Maintenant, Cyrus, allez boire votre café, vous semblez un peu mou ce matin. Vous n’êtes pas vexé, au moins ?
— Pas le moins du monde. J’espère que vous prendrez votre petit déjeuner avec moi ?
— Je dois d’abord aller voir comment va Mohammed. J’avoue que je me surprends à toujours remettre cette tâche. Sa simple présence – sans parler de la vermine qui infeste sa personne – me donne la chair de poule. Et ne me suggérez pas de confier ce répugnant devoir à quelqu’un d’autre, mon cher Cyrus. Ce n’est pas mon genre. De plus, il est possible qu’il soit aujourd’hui capable de parler, et je ne laisserais à personne le soin de l’interroger.
— Cela fait bien longtemps que j’ai renoncé à vous détourner de vos projets, dit Cyrus en souriant. Votre sens du devoir est aussi remarquable que votre inépuisable énergie. Voulez-vous que je vous accompagne ?
Je l’assurai que ce n’était point nécessaire et il s’éloigna en secouant la tête. C’était devenu une habitude chez lui, depuis quelque temps.
Je m’arrêtai devant l’abri pour parler au garde. Il faisait partie de l’équipage de Cyrus, c’était un individu massif, dont la peau sombre et les traits aquilins dénotaient les origines berbères ou touaregs. Comme les hommes du désert, il portait un keffieh, et non un turban. Il m’assura être allé voir Mohammed à intervalles réguliers durant la nuit et n’avoir remarqué aucun changement.
Pourtant, dès que j’eus soulevé le rabat, je vis qu’il y avait eu un changement, le plus définitif de tous. Mohammed gisait dans la même position qu’à ma dernière visite, à plat sur le dos, la bouche entrouverte et les yeux mi-clos. Mais maintenant, aucun souffle ne faisait trembler les poils hérissés de sa barbe, et les bandages de ses mâchoires étaient tachés de vilaines marques brunes, dues au sang qui s’était échappé de sa bouche.